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05 octobre 2013

Archive : Le Berdache, l’ultime utopie (texte de 1999)



Un récent colloque, tenu les 3 et 4 octobre dernier, au Centre des archives nationales, à Montréal, consacré à la revue de la gauche indépendantiste, Parti Pris, publiée entre 1963 et 1968, m’a conduit à publier dans mon blogue l’article Le Berdache, l’ultime utopie que j’avais fait paraître, en décembre 1999, dans le Magazine RG, alors dirigé par Alain Bouchard. J’ai écrit ce texte en marge d'un colloque soulignant le 20e anniversaire de la création du Berdache, et auquel colloque je n'ai pu assister, étant de voyage. Ce texte est repris ici intégralement; je n'ai corrigé que quelques coquilles et fautes. 

Le télescopage de ces deux revues, en apparence si différentes, peut surprendre. Qu’y a-t-il de commun entre la revue d’une indéniable importance dans le développement du versant progressiste et modernisateur du nationalisme québécois et le premier périodique gai digne de ce nom au Québec, Le Berdache, auquel j’ai eu l’honneur de collaborer?

Si la revue Parti Pris était en grande partie animée par la décolonisation des esprits dans un Québec encore largement conservateur et catholique, Le Berdache se donnait comme mission la pleine déculpabilisation de la sexualité entre personnes de même sexe dans une société marquée ici comme ailleurs à cette époque par une homophobie bien enracinée.  

C’est peu pour les réunir dans mon esprit si ce n’est la somme considérable d’efforts que les militants regroupés au sein de ces revues devaient abattre pour la produire et la diffuser. En assistant à ce colloque, je ne cessais de penser à mes expériences des années 1977-1982, tant à la revue qu’au regroupement qui lui permit d’exister. Je pensais au titre que l’écrivain espagnol, Juan Goytisolo, a donné à un chapitre de ses mémoires relatant ses années comme militant anti-franquiste en exil, en France. Le travail militant était pour lui, comme pour moi, un voleur d’énergies. 

Le texte de 1999 permet au lecteur de comprendre mon parcours intellectuel jusqu’alors. Chose certaine, je n’écrirai pas de cette façon aujourd’hui. L’analyse qu’il présente aurait sûrement besoin d’une réactualisation, mais cela outrepasse les limites de ma volonté et mes champs d’intérêt actuels. Je laisse donc au lecteur le soin de l’apprécier à sa juste valeur.



L’Utopie, c’est le champ du désir, 
face au Politique, qui est le champ du besoin.
Roland Barthes
 Oeuvres, Tome 3, p.44 (1974)




Rien ne favorise davantage la réévaluation du passé ou une réflexion sur l’avenir qu'un colloque. Comme celui du 13 novembre tenu à l'Université du Québec à Montréal, pour souligner le vingtième anniversaire de la création de la revue Le Berdache. 

Cela peut étonner, mais, jusqu'à sa parution, en 1979, il n’existait, au Québec, aucune publication gaie de langue française digne de ce nom. Certes, le principal groupe d’action politique d’alors, l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ), dans lequel j’ai milité de 1978 à 1982, publiait de peine et de misère un bulletin d’information, mais sa diffusion et son influence demeuraient très limitées. En mars 1979, en vue d’élargir les champs d’action et l’influence de l’association, Jean Michel Sivry et quelques amis ont présenté au collectif de l’ADGQ (le mot alors à la mode pour désigner un conseil d’administration) un projet ambitieux : créer un vrai journal gai. L’ADGQ n’a pas hésité à s’embarquer dans cette aventure, car le projet représentait une véritable planche de salut pour ce groupe alors frappé par une démobilisation après l’amendement de la Charte des droits et libertés du Québec pour y interdire la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle (la loi 88). 
Depuis son premier numéro, en juin 1979, jusqu’à ce qu’il cesse de paraître, à l’automne 1982, il y a eu en tout 31 numéros du Berdache. On pouvait y lire, comme jamais auparavant, des témoignages, des opinions, des comptes rendus critiques, des positions éditoriales et les indispensables informations pratiques. De nombreux textes, comme ceux de Pierre Vallières sur Pier Paolo Pasolini, le cinéaste et écrivain italien assassiné en 1975 par un voyou, étaient d’un haut calibre intellectuel. Je pense aussi aux transcriptions des débats (réalisées par Robert de Grosbois) sur la pornographie et la prostitution auxquels avaient pris part une cinquantaine de personnes dans le local bondé et surchauffé de l’ADGQ, rue Ste-Catherine, près de l’UQAM. Ces transcriptions mériteraient d’être publiées de nouveau tellement la qualité des interventions étonne toujours, même après vingt ans. 

Hommage aux militants

L’espace me fait ici défaut pour mentionner tous les hommes, et quelques femmes, qui, à un moment ou à un autre, ont collaboré au Berdache : il y a en eu près d’une centaine, si on y ajoute les bénévoles de l’ADGQ qui, dans le plus grand enthousiasme, s’activaient à coller les timbres et à bourrer les enveloppes lors de la soirée de parution du mensuel. Des soirées marathons qui, d’ailleurs, se terminaient le plus souvent au bar le California, tout proche, ou ailleurs... Je m’en voudrais de ne pas rendre un bref hommage à ces compagnons et amis décédés (la plupart du sida) : Ron Dayman, Daniel Gravel, Bernard Courte, Daniel Carrière, Gilles Castonguay, Marc Morin.
Voilà que je me sens devenir nostalgique… Mais il m’apparaît préférable de profiter de la tenue de ce colloque pour essayer de comprendre ce qui s’est déroulé dans l’univers gai depuis ce joyeux mois de juin, d’il y a vingt ans. Quelques années de retard sur les États-Unis, le Québec faisait alors connaissance de la « libération gaie ». Rappelons-nous que l’esprit du temps se caractérisait par un mélange éclectique de l’utopisme anarchisant de ladite contre-culture, d’un postfreudisme vulgarisé, du discours féministe prédominant, d’une espèce de sociologie marxiste assaisonnée de la pensée des Foucault, Marcuse, Reich, etc. S’ajoutait aussi les idées et les des méthodes d’action et d’organisation des mouvements sociaux, des minorités et peuples dits opprimés. Le Berdache servait de moyen de diffusion de cette joyeuse mixture idéologique. Le journal devait disparaître trois ans plus tard suite à des conflits de personnalité et de crises d’orientation, victime précoce des transformations qui commençaient au sein de la communauté naissante. Mais soulignons que la rédaction du journal avait toujours respecté l’opinion d’autrui et un sain pluralisme idéologique.

Malaise et paradoxe

Aborder l’époque de l’ADGQ/Le Berdache m’angoisse quelque peu, car, depuis ces deux dernières années, je ressens un malaise persistant devant ce qu’est devenue la « communauté gaie ». Paradoxe : si, à l’époque, je souhaitais avec ardeur l’avènement d’une telle communauté, embryonnaire à ce moment-là, vingt ans après, alors que celle-ci est en plein essor, j’ai plutôt tendance à m’en désintéresser. Le paradoxe n’est qu’apparent.
La « communauté » d’aujourd’hui ne correspond nullement à nos rêves et espoirs d’alors. À l’époque du Berdache, notre « communautarisme » était influencé par la contre-culture, le féminisme et le marxisme. La libération gaie s’inscrivait en droite ligne d’une critique du type d’individualisme découlant de la société de consommation. Les entraves de la société traditionnelle s’affaiblissaient déjà, mais la répression d’une libre sexualité, l’oppression des femmes et l’opprobre contre l’homosexualité persistaient. L’avènement d’une véritable communauté, gaie, mais aussi pour l’ensemble de la population, était perçu comme nécessaire pour assurer notre libération.

Communauté ou micro-société?

Ici comme ailleurs, 20 ans après, les réalités sociales démentent les idées exprimées à l’époque du Berdache. Loin de ressembler à celle que nous concevions, même de manière fort imprécise, la communauté gaie actuelle reprend les fâcheux traits de la grande société. Elle s’est transformée, en quelque sorte, en une micro-société. Nous avons dans notre quartier gai, mais aussi en dehors de lui, toute une panoplie de commerces gais et de services professionnels gais. Nos organisations communautaires gaies se sont professionnalisées et font la chasse aux bailleurs de fonds publics et privés. Nos quelques politiciens gais courtisent nos votes comme le font ceux qui ne sont pas. 
Il y a 20 ans, le militant représentait la figure de l’avant-garde, politique, mais aussi culturelle, d’une communauté gaie en devenir dans laquelle la « masse des gais » demeurait peu ou pas consciente de leur identité, la plupart du temps confinée au secret, à la honte et à la culpabilité. Le rôle des militants de l’ADGQ, et du Berdache, consistait à leur faire prendre conscience de cette oppression capitaliste et (hétéro) sexiste. Ouf! 
Aujourd’hui, cette dialectique avant-garde/masse, inspirée du marxisme, a disparu. Les personnes qui oeuvrent au sein des groupes gais ou contre le sida, largement investis par des gais et lesbiennes, sont, soient des apparatchiks, en somme des fonctionnaires qui assurent leur emploi en quêtant des subventions auprès des gouvernements ou en organisant des activités d’autofinancement, ou encore, pour ceux qui ne sont pas payés des bénévoles.. Le mot « militant » a disparu du vocabulaire.
  Au militant d’antan, a succédé comme figure de proue l’image du promoteur de partys, de parades, de festivals, de services, de biens, etc. L’essentiel est de savoir répondre à des besoins. Par exemple, aux exigences des nouvelles générations qui se sont ajoutées depuis quinze ans à notre dynamique sociale. Des jeunes qui ne se privent pas, d’ailleurs, de rappeler à ces nouveaux vieux, les boomers, dont je suis, que nous sommes mûrs pour la retraite autant du marché du sexe que de la direction des affaires de la 
« communauté ».
De nos jours, « être gai » ne signifie plus nécessairement baiser librement et aimer généreusement; désormais, s’y mêle, comme aphrodisiaque, pourrait-on croire, l’argent. Non pas un fric accumulé et fructifié à la banque ou la bourse  - voilà la préoccupation des vieux qui se préparent à leur retraite - mais plutôt celui qui sera dépensé de manière ostentatoire : sorties, vêtements, voyages, autos, etc. Combien de fois avons-nous pu lire un reportage bâclé de la grande presse sur le fric rose et le pouvoir d’achat supérieur des gais (puisque libre de toute obligation familiale).

L’utopisme perdu

Comment décrire la pensée qui nous animait alors, sinon en rappelant le contexte dans lequel vivait notre génération à la fin des années soixante-dix? Au Québec comme ailleurs, nous étions séduits par les derniers avatars de la mouvance utopiste issue de la décennie antérieure. L’écrivain Roland Barthes avait raison de souligner les liens de parenté qui unissent le Désir et l’Utopie. Si, sur le plan sexuel, le sentiment du désir surgit lorsque est ressenti douloureusement une absence, un manque que notre propension à fantasmer met en scène, une pensée utopique naît d’une prise de conscience qu’un mode de vie ou une civilisation tout entière ne peut guère se perpétuer en ayant recours aux recettes traditionnelles ; que le moment présent ne nous satisfait plus.
Les détracteurs de l’Utopie s’en prennent facilement aux  scénarios de cette vie meilleure et d’un monde idéal qu’échafaude la pensée, la réflexion, de ceux et celles qui, en rupture avec l’ennuyeuse emprise du « champ du besoin » s’adonnent au  « champ du désir ». Penser un avenir meilleur, une civilisation différente, c’est accepter de se rendre ainsi vulnérable à des remarques comme « C’est utopique! ».
Mais l’origine de l’utopisme se caractérise par une démarche volontariste qui vise à changer la vie, changer le monde au lieu d’une attitude passive qui nous laisse assujettis aux événements et des effets de structures de la sociales et économiques. En résumé, une pensée utopique, même mal formulée, se préoccupe davantage d’un présent à transformer que d’un futur à imaginer. 

 L’idéologie du communautarisme

Le communautarisme auquel nous croyions à l’époque du Berdache, quelle que soit la manière qu’individuellement nous le formulions, représentait une tentative d’une pensée utopiste. Comme personnes attirées sexuellement et sentimentalement par des personnes de son propre sexe (pour ne pas employer cet horrible terme « homosexuel »), nous vivions (et continuons à vivre) des formes variées d’aliénation par rapport à l’ensemble de la société. Nous apprenons, souvent assez jeune, que les autres nous considèrent comme « différents ». Compte tenu de l’emprise du conformisme, considéré comme un phénomène naturel chez les jeunes (et chez combien d’adultes!), cette «différence » en regard des autres est ressentie, le plus souvent, de façon pénible.
On a beau nous répéter que la culture ambiante encourage l’individualisme, ce n’est vrai que de manière paradoxale. Le repli sur soi, l’autonomie de goût et de choix, et la solitude exigent un certain apprentissage, sinon cet individualisme sera vécu comme une forme d’aliénation.
Comme homosexuel, comme ils disent, nous nous sentons rejetés du reste de la société dès que devenons conscients de notre orientation sexuelle. Il s’agit de la première forme d’aliénation. Mais, par la suite, la tentative d’être accepté nous conduit à dissimuler à l’entourage la nature de notre désir, créant ainsi une forme auto-aliénation.
Au cours des années ’60 et ’70, ce dilemme devenait proprement invivable pour une jeunesse qui apprenait à penser par elle-même et à agir selon ses goûts. Là se trouvent les origines du mouvement gai de l´époque. Surmonter les formes d’aliénation et d’auto-aliénation s'inscrivait dans un mouvement largement partagé, une volonté de pensée et d’action en vue de changer la vie, changer le monde. La libération gaie, telle que baptisée à l’époque, n’est rien d’autre que l’irruption de l’Utopie.

Le sens de la sortie du placard

La parole libre devenait ainsi (le demeure-t-elle?) l’instrument qui nous permettait de surmonter ces formes d’aliénation et d’auto-aliénation : il suffisait de dire publiquement ce que nous sommes. Ceci se réalisait en rupture avec l’attitude antérieure où l’association d’êtres aux goûts partagés se faisait quasi clandestinement ou dans la plus grande discrétion. Désormais, l’acte de se « révéler » publiquement nous permettaient de nous constituer en  groupe social ou en communauté.
Notre rêve le plus cher à cette époque est en partie devenu une réalité. Dans de nombreux pays, comme au Québec, les « homosexuels » se sont constitués en minorité et ils désormais reconnus comme telle. Mais cela devait s’accomplir dans des circonstances que nous ne pouvions imaginer à l’époque du Berdache. 

La revanche des puissants

D’abord, sur le plan socio-politique, les débuts des années’80 se caractérisaient par une réaction conservatrice à l’encontre des idéaux et pratiques sociales nouvelles issues des deux décennies antérieures. Quels que soient les termes employés pour désigner ce phénomène, néo-libéralisme, néo-conservatisme, révolution de la société de l’information ou mondialisation, ces concepts se rapportent tous à une même réalité : la revanche du Politique sur l’Utopique; le retour de l’ordre des pouvoirs sur le désordre de la révolte de la jeunesse; la victoire de l’économique sur le culturel; du Besoin sur le Désir.
Le hasard (!?) a voulu que cette revanche du Besoin sur le Désir, aux débuts des années ’80, s’accompagne de la tragédie du ViIH/sida. Ainsi, l’aspect le plus novateur de la révolte du Désir, une sexualité libérée des entraves traditionnelles, se trouvait battu en brèche par ce vilain virus. Ainsi, la jouissance sensuelle se voyait jetée à nouveau dans les bras de la maladie et de la mort. 

L’identité gaie

Nous disposons, aujourd’hui, à peine d’un peu de recul pour analyser les effets de ce double phénomène sur ce qu’aura été le mouvement gai. Cependant, nous devons reconnaître que ce mouvement social a depuis longtemps disparu. Confrontés, comme nous l’étions, à la nouvelle conjoncture des années ’80, nous nous sommes peu aperçus que le mouvement social devenait un simulacre de minorité ethnique : celle des gais et lesbiennes prenant place aux côtés des Noirs, des immigrants, des autochtones, et quoi encore. Toute velléité d’universalisme du désir sexuel même-sexe cessait désormais. Ce n’est plus l’Autre qui, injurieusement, te définira, mais toi-même. Non plus : “Il  est homo”, mais “je suis gai”. Cette minorité vivra donc séparée de la soi-disant majorité hétéro, confinée dans l’unique voie du désir même-sexe.
Par la suite, les progrès réalisés se limiteront au respect des droits de cette minorité nouvelle. Ainsi a été combattue la charge subversive du mouvement gai des années 60/70. La Société accepte et respecte désormais ces êtres différents, parce que, soupçonne-t-on, génétiquement différents de la norme, mais en aucun cas doivent-ils exiger que les normes sociales de l’ensemble de la société soient modifiées à leur image.

Après la récupération

Le mouvement social gai, subversif jadis des meurs, est maintenant récupéré, de sorte que la « minorité » peut accomplir son ultime transmutation en une forme de micro-société qui reproduit les formes de pouvoir en vigueur dans l’ensemble de la société. La révolution sexuelle (comme on désignait à l’époque cette forme de l’utopie) sera vite oubliée. Une révolution dans la vie sexuelle non pas limitée à une minorité, mais élargie à l’ensemble de la population et qui aurait permis à tous ceux et celles qui manifestent un désir ou un sentiment pour une personne de leur sexe de les vivre sans l’opprobre contre l’homosexualité, et sans pour autant devoir assumer une identité gaie qui les rangent dans la minorité des différents

Retour de l’utopie?

Au cours des années 60/70, l’ irruption spontanée (pourrait-il en être autrement?) de l’utopie (« le champ du désir », rappelons-nous) s’est donc manifestée sous une forme culturelle particulière, reliée aux moeurs et à la sexualité. Au Québec, certaines revues assumaient joyeusement le rôle de propagateurs : Mainmise, Le Temps Fou, La Vie en rose et… Le Berdache.
Dans un monde plus que jamais dominé par la Politique (dans un sens plus large que la simple politique, en fait celui du Pouvoir) et sa cruelle et inégale satisfaction des besoins, c’est le règne du chacun-pour-soi. Mais l’Utopie et l’épanchement des désirs continuent d’exister, mais le plus souvent comme courant souterrain qui irrigue secrètement la vie culturelle. Nul ne peut prévoir quelle forme pourrait prendre une prochaine irruption sur la scène publique. Mais je crains fortement que la cause gaie ne soit pas alors à l’ordre du jour.

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